Anorexie

Extrait du rapport « Diagnostic et traitement des troubles de conduites alimentaires des adolescents : anorexie mentale et boulimie nerveuse » adopté par l’Académie de médecine lors de sa séance du 19 mars 2002.

L’anorexie mentale (AM) n’est pas une affection récente (1). La précision de son tableau clinique permet de la reconnaître dans des descriptions remontant à l’Antiquité, à Avicenne (XIe siècle), Richard Morton (1694), Whyte (1707) ou Nadau (1783). Il faut pourtant attendre Lasègue et Gull (1873) pour que la maladie soit parfaitement individualisée ainsi que ses risques évolutifs (2, 3).

EPIDÉMIOLOGIE

La prédominance féminine figure dans toutes les études faisant état d’environ 6 à 10 filles pour 1 garçon. L’AM se développe dans un contexte socioculturel particulier, propre à un certain niveau de développement économique. Mais cette exclusivité tend à s’estomper car on l’observe dans les pays en voie de développement, essentiellement dans les classes favorisées ou occidentalisées. Cette affection, quasi inexistante dans les pays où le corps est caché, est en augmentation dans nos pays où le corps est affiché partout et où la « minceur » fait figure d’idéal.

L’âge de survenue connaît deux pics : l’un plutôt au début de l’adolescence, contemporain de la puberté vers 12-14 ans, l’autre plus tardif vers 18-20 ans. Les formes prépubertaires vers

9-11 ans, voire avant, semblent en augmentation.

La prévalence, dépendant de la rigueur des critères diagnostiques, est difficile à évaluer avec exactitude. Elle est en moyenne de 1% pour les adolescents. Mais il est actuellement admis que la fréquence des troubles de conduites alimentaires augmente dans des pays développés. Cet accroissement, initialement noté aux Etats-Unis, se retrouve dans la plupart des pays occidentaux et ceux qui sont occidentalisés comme le Japon (1, 4, 5).

L’incidence serait de 1/ 200 pour les jeunes filles et de 1/100 000 dans la population générale.

Les séries rapportées tendent à montrer que la fréquence des formes graves et chroniques reste assez stable alors que celle des formes liées à la période de l’adolescence augmente (6, 7).

Les apparentés au premier degré ont un taux plus élevé d’anorexie mentale que la population générale, de même que les jumeaux, en particulier homozygotes, sans qu’on puisse expliquer cette prédisposition élevée pour une maladie essentiellement psychogène (8, 9).

FACTEURS PSYCHOPATHOLOGIQUES (10, 15)

Ne devient pas anorexique qui veut. La relation existant entre les troubles du comportement alimentaire et les autres troubles psychiques a suscité des hypothèses variées, dont aucune n’a été retenue. L’hypothèse consensuelle est que l’anorexie mentale, ainsi que la boulimie, sont des troubles du comportement alimentaire d’origine multifactorielle. Comme la plupart des troubles du comportement de l’adolescent, la restriction alimentaire a une fonction de comportement adaptatif aux réponses à un stress en lui-même peu spécifique. L’organisation de cette réponse dépendrait, selon les cas, de dispositions génétiques, du tempérament, de déterminants psychologiques familiaux, ainsi que du contexte socioculturel qui favorise plus ou moins cette expression du malaise de l’adolescent. Le trouble s’installerait chez des sujets prédisposés à l’occasion de facteurs déclenchants et serait pérennisé par des mécanismes renforçant réalisant un véritable cercle vicieux. La famille est ce premier cercle en gratifiant ce comportement régressif : « une cuillère pour papa… ».

Les prédispositions, qui ont été très bien étudiées, font état de la fréquence de l’anxiété, de la dépression, d’une fragilité psychologique, d’un sentiment d’insécurité, d’envie, d’ambition, d’une mauvaise estime de soi, de besoins affectifs, et d’un habitus angélique. En réalité, ces causes ne sont pas spécifiques et ne prédisent pas la survenue d’une anorexie ou d’une boulimie à l’adolescence. Ils créent tout au plus, par leur association, une vulnérabilité propice à la survenue de difficultés à l’adolescence parmi lesquelles l’anorexie et la boulimie.

Les évènements déclenchants ne sont pas non plus spécifiques : déception sentimentale, désillusion, perte d’idéal, troubles en rapport avec l’apparition de la sexualité, refus de la sexualité, deuil…

D’une certaine façon, les désordres du comportement alimentaire modifient les sensations corporelles et la relation de l’adolescent à ces sensations. La sensation de faim, comme la drogue, comme la fatigue, devient un moyen pour l’adolescent de se sentir exister et d’avoir un contact avec lui-même.

DIAGNOSTIC

Le diagnostic clinique est relativement facile. Tout commence habituellement chez une adolescente par un désir de « suivre un régime » quelquefois apparemment justifié du fait d’un discret surpoids. Mais contrairement aux autres adolescentes qui commencent un régime, les futures patientes ne « cèdent » pas au bout de quelques jours ou de quelques semaines. C’est la perte de poids qui motive le plus souvent la première consultation auprès d’un pédiatre ou d’un généraliste. Les parents réclament cette consultation, alors que l’adolescente dénie son trouble. Elle ne demande rien et ne se considère pas comme malade. C’est au médecin d’apprendre à reconnaître cette maladie qui se résume à trois signes essentiels :

  • la restriction alimentaire domine le tableau. Les repas familiaux deviennent l’occasion de conflits et de tensions, les parents ayant les yeux rivés sur l’assiette de leur fille. L’adolescence cache ses troubles, en particulier les vomissements provoqués et répétés ;
  • l’amaigrissement, insidieux au début, se révèle brutalement quand l’anorexie mentale proprement dite s’installe, pouvant atteindre 20% à 30% et dans les cas extrêmes jusqu’à 50% du poids souhaitable ;
  • l’arrêt des règles est un signe constant, qui peut être primitif ou secondaire.

Une hyperactivité physique et même intellectuelle contraste avec ce tableau souvent impressionnant, avec en particulier des résultats scolaires excellents qui confortent la patiente dans sa situation. Plus elle maigrit plus elle est active et mieux elle se sent. Elle méconnaît sa maigreur, elle a souvent un désir éperdu de maigrir sous-tendu par une peur intense de grossir. Son affectivité se modifie, son comportement finit par changer, elle devient exigeante, susceptible et irritable. Les vêtements amples et longs peuvent masquer l’amaigrissement, des chutes insolites en classe, dans les escaliers ou en récréation peuvent être un signe de l’AM en cours.

L’AM du garçon adolescent est rare (5% à 10%). Le pronostic serait plus sévère.

Les formes frustres sont fréquentes : l’amaigrissement est peu important. En revanche il existe toujours des préoccupations corporelles et des troubles de l’image du corps.

La fréquence des anorexies avec accès boulimiques suivis de vomissements est importante (20 à 30% des cas). Cet état constitue une entité spécifique. La potomanie compulsive peut apparaître au cours d’une AM de même que du mérycisme.

La guérison est possible. La reprise du cycle menstruel semble être un élément de bon pronostic. Dans les écrits à usage pédiatrique il existe des taux de guérison atteignant 60 à 80% des cas (4). Ces chiffres se réduisent à 50 % si on fait intervenir les critères de personnalité, les symptômes psychiatriques, la qualité de l’insertion sociale et affective. C’est ce que confirme des études au long cours : 44% ont une bonne récupération au bout de 4 ans (10, 13, 16).

Les facteurs de mauvais pronostic semblent être un poids initial très bas, la présence de vomissements, une mauvaise réponse au traitement initial. Les patients anorexiques avec manœuvres purgatives ont une plus grande probabilité de développer des complications médicales graves. Il est important de souligner que les jeunes adolescents bénéficient d’un meilleur pronostic que les plus âgées. En revanche, il ne faut pas désespérer devant une anorexie prolongée, des guérisons complètes se produisant après 15 ans, voire davantage, d’évolution. On peut à ce propos parler d’anorexie cicatrisée. C’est-à-dire le rôle des réseaux de soins qui se développent depuis plusieurs années, notamment pour pallier les rechutes qui concernent 50% des cas.

L’existence de formes mortelles justifie dans tous les cas une surveillance médicale attentive en raison des complications qui peuvent être très sévères. Le décès peut survenir du fait d’un choc volémique par déshydratation engendrée par des manœuvres purgatives : vomissements, abus de laxatifs et de diurétiques. Dans 50% des cas ce sont des troubles du rythme cardiaque secondaires à l’hypovolémie sévère qui sont la cause de la mort (4, 7), la mortalité est de 5%, la moitié par suicide, l’autre liée aux complications dues à la dénutrition (17).

TRAITEMENT

L’AM est considérée comme une maladie. Le médecin intervient pour la traiter. Pour cela il établit avec la patiente un contrat. Puisqu’il s’agit d’une anomalie du comportement, la thérapeutique est comportementale. Le comportement pathologique a acquis sa signification dans le contexte familial. C’est pourquoi l’isolement est la clé de l’efficacité.

La famille doit être rassurée. Elle n’est pas responsable mais il faut lui faire comprendre qu’elle participe au jeu de rôle pathogène.

La multiplication des soignants aboutit à une dilution des responsabilités. La patiente ne tarde pas à se reconstituer un public et elle exploite la moindre faille entres les membres de « l’équipe ». C’est pourquoi il faut un seul référent et il n’est pas nécessaire qu’il s’agisse d’un psychiatre.

Quand la « maladie » sera maîtrisée, avec retour au poids fixé par contrat et réapparition des règles, une situation nouvelle est créée. C’est à ce moment que l’intervention d’un psychiatre, pas forcément sous forme de psychothérapie, peut être utile.

RECOMMANDATIONS DE BONNES PRATIQUES HAS JUIN 2010

La Haute autorité de santé, consciente de l’importance et de la gravité des troubles du comportement alimentaire a émis de nouvelles recommandations de bonne pratique en juin 2010. Elles stipulent que les TCA et plus particulièrement l’anorexie mentale se caractérisent par la gravité potentielle de leurs pronostics :

  • risque de décès (suicide, complications somatiques) : il s’agit de la maladie psychiatrique qui engendre le taux de mortalité le plus élevé, jusqu’à 10 % dans les études comportant un suivi de plus de 10 ans.
  • risque de complications somatiques et psychiques nombreuses : défaillance cardiaque, ostéoporose, infertilité, dépression, suicide, etc.
  • risque de chronicité, de rechute et de désinsertion sociale.

Cependant la guérison est possible même au bout de plusieurs années d’évolution.

La HAS a émis en Juin 2010 des recommandations sur la prise en charge des troubles du comportement alimentaire notamment via une approche pluridisciplinaire justifiée par la nécessité d’aborder les dimensions nutritionnelles, somatiques, psychologiques et familiales.

Ces recommandations, en lien direct avec les préoccupations des professionnels et des représentants d’associations de patients portaient sur les points suivants :

  • Repérage et diagnostic précoces, prenant en compte les populations les plus à risque, les signes d’alerte et les critères diagnostiques les plus pertinents, ainsi que la recherche d’alliance avec le patient et son entourage, souvent difficile du fait des mécanismes de déni.
  • Modalités d’orientation et de prise en charge ambulatoire des patients (adressage, nécessaire pluridisciplinarité et dispositifs spécialisés, en particulier en termes d’hospitalisation de jour) ;
  • Indications et modalités d’hospitalisation à temps plein (critères de gravité, contrats thérapeutiques)

Notre unité spécialisée dans les troubles graves du comportement alimentaire et notre prise en charge pluridisciplinaire s’attache à respecter l’ensemble de ces recommandations de bonne pratique.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

  • (1) INSERM. Expertise collective. Carences nutritionnelles. Etiologie et dépistage. Ed. Inserm, 1999, p 335.
  • (2) GULL W.W. Anorexia nervosa (asepsia hystérica, anorexia hystérica). Transactions of the clinical Society of London, 1874, 7, 22-28.
  • (3) LASÈGUE C. L’anorexie hystérique. Archives générales de Médecine, 1873, 316-385.
  • (4) FEILLET. F. BODY- LAWSON F, KABUTH B, VIDAILHET M. Rôle du pédiatre dans la prise en charge de l’anorexie mentale. Journées Parisiennes de Pédiatrie. Paris : Flammarion, 2001, 231-241.
  • (5) HARDY. P, DANTCHEV. N. Epidémiologie des troubles des conduites alimentaires. Conf Psych, 1989, 31, 133-63.
  • (6) LUCAS A.R, BEARD C. M, O’FALLON W.M, KURLAND L.T. fifty-year trends in the incidence of anorexia nervosa in Rochester, Minnesota: a population-bases study. J Am Psychiatry, 1991, 148, 917-22.
  • (7) STROBER M. Disorders of the self in anorexia nervosa: an organismic-developmental paradigm. In: Johnson C (ed). Psychodynamic Treatment of Anorexia Nervosa and Bulimia, New-York: Guilford, 1991, 354-73.
  • (8) HALMI K.A., ECKERT E., MARCHI P., SAMPUGNARO V., APPLE R., COHEN J. Comorbidity of psychiatric diagnoses in anorexia nervosa. Arch Gen Psychitry, 1991, 48, 712-718.
  • (9) HERZOG D.B., KELLER M.B., SACKS N.R., YEH C.J., LABORI P.W. Psychiatric comorbidity in treatment-seeking anorexics and bulimics. J Am Acad Child Adolesc Psychiatry, 1992, 31, 810-818.
  • (10) ALVIN P. Anorexies et Boulimies à l’Adolescence. Paris : Doin, 2001, p 206.
  • (13) JAMMET P., BRECHON G., PAYAN C., GORGE A., FERMANIAN J. Le devenir de l’anorexie mentale : une étude prospective de 129 patients évalués au moins 4 ans après leur première admission. Psychiatrie Enfant, 1994, 2, 381-40.
  • (15) JEAMMET P. Dysrégulations narcissiques et objectables dans la boulimie. In : Brusset B
  • Couvreur C. (eds) La boulimie. Paris : PUF (Monographie de la Revue Franç Pyschanal), 1991, 81-104.
  • (16) HERZOG D.B., DORER D.J., KEEL P.K., SELWYN S.E., EKEBLAD E.R., FLORES A.T., GRENWOOD D.N., BURWELL R.A., KELLER M.B. Recovery and relapse in anorexia and bulimia nervosa : A 7.5 year follow-up study. J Am Acad Child Adolesc Psychatry, 1999, 38, 7, 829-837.
  • (17) VIDAILHET M., KABUTH B., CONIGLIO N. Les risques mortels de l’anorexie mentale chez l’adolescent. Journées Parisiennes de Pédiatrie. Paris : Flammarion, 1997, 147-156.
  • (28) RECOMMANDATIONS DE BONNES PRATIQUES HAS 2010 : Prise en charge des troubles du comportement alimentaire.